Sans amoindrir la force et la portée de son discours: Les colères blanches de José Saramago

Sans amoindrir la force et la portée de son discours: Les colères blanches de José Saramago

AVT2_Saramago_488.jpegRenouant avec certains personnages de ce roman, on y retrouve une population en proie à un singulier «mal blanc» qui se manifeste par le renvoi dos à dos de tous les partis politiques lors d’élections municipales. Loin d’accepter ce camouflet, le gouvernement ordonne un nouveau vote qui amplifie le phénomène avec 80% de bulletins blancs.

Tout et son contraire. Couleur primaire pour les uns, non-couleur pour les autres, le blanc, par ses symboliques multiples et contradictoires, ne pouvait que séduire un écrivain comme le Portugais José Saramago (1922-2010), Prix Nobel de littérature 1998, attaché qu’il fut dans son œuvre à ­déconstruire les mythes et les croyances, les mensonges de l’Histoire et les erreurs de notre temps.

«Le blanc, loin d’être une source et une ressource à usage purificateur, est devenu une arme qui nous dessaisit de nos certitudes, qui nous ouvrent des territoires complexes et qui balisent parallèlement la trajectoire qui nous mène du même à l’autre», écrit Daniel Leuwers dans son essai Le Blanc en littérature (Est, 2006), où aurait pu figurer le poète et romancier portugais, tant ces lignes semblent épouser à merveille le chemin qu’il emprunta. En particulier quand il composa L’Aveuglement (Seuil, 1997), parabole des plus noires, puis La Lucidité (Seuil, 2006), son roman le plus politique au sein d’une œuvre qui avait partie liée avec l’éthique et la poésie.

Le blanc de l’absence

Ecrivain engagé et encarté – plus précisément «communiste hormonal», comme il se définissait –, toujours prompt à défendre les déclassés et les démunis, à vitupérer contre les hommes politiques (de gauche en particulier), à ­dénoncer l’indécente gabegie de l’Eglise – sa bête noire –, le citoyen Saramago, sans amoindrir la force et la portée de son discours, a su le commuer en colères blanches, par la magie d’un imaginaire ­subversif et d’un style reconnaissable entre tous.

Un style sinueux et dense, mais jamais opaque, malgré le fourmillement des petits signes d’encre dévorant les paragraphes – qui, avec le point et la virgule pour seule respiration, chahutent allégrement la ponctuation, entremêlant discours direct et indirect. Un style où polyphonie et polysémie se confondent pour s’élever au-dessus du vacarme du monde.

«J’ai besoin d’entendre une voix qui dit ce que je suis en train d’écrire, alors le moteur commence à fonctionner, sinon ça n’avance pas, confiait au Monde en 2010 celui qui ne craignait pas la page blanche. J’ai aussi besoin d’une idée forte. Je peux attendre trois semaines ou trois mois, il y a des pensées qui flottent et je rencontre l’idée que j’attendais, je le sais immédiatement.»

D’une idée au roman à idées, les frontières étaient ténues chez cet écrivain qui aimait subvertir les genres. En particulier après la publication de l’iconoclaste Evangile selon Jésus-Christ (Seuil, 1993), qui lui valut d’être censuré au Portugal. Sur son radeau de pierre de Lanzarote (Espagne), où il s’exile, José Saramago s’éloigne des rives de son pays natal et de son histoire pour ouvrir un nouveau cycle plus allégorique. Se délestant de toute contextualisation de temps et de lieu, il entreprend de dépeindre le monde contemporain, de pointer ses dérives (capitalisme, corruption, parodie de démocratie…) et d’interroger la place de l’individu. Subrepticement, le blanc de l’absence, du vide, entoure décors et personnages, souvent anonymes, avant de s’imposer comme le principe actif de L’Aveuglement, parabole cauchemardesque sur l’aliénation, la perte de la raison et des valeurs humaines.

Cette insondable blancheur «dévore tout, absorbe les couleurs, les objets et les êtres, les rendant doublement invisibles».

En redoutable conteur, Saramago inverse les perspectives et imagine un pays touché par une fulgurante épidémie de cécité blanche, d’autant plus opaque que ses causes resteront inconnues. Afin d’endiguer cette insondable blancheur qui «dévore tout, absorbe les couleurs, les objets et les êtres, les rendant doublement invisibles», les pouvoirs publics mettent les malades en quarantaine. En vain. La marée blanche se répand avant de semer le désordre, la terreur et le chaos au sein d’une population livrée à elle-même et à ses plus bas instincts.

Au sein de cette «horde primitive» qui erre dans des ténèbres claires, un petit groupe tente de survivre, aidé par une femme, ­miraculeusement épargnée car douée de la capacité à voir encore l’amour, la bonté. Du blanc laiteux à celui translucide de la pluie purificatrice qui, dans les ultimes pages, balaye les immondices de la ville et dessille le regard, le romancier déploie toutes les symboliques d’une couleur pour mettre au jour, sous la lumière crue d’une fable noire, la vulnérabilité humaine et l’aveuglement moral.

Un écrivain indigné

De la cécité morale à la cécité politique, il n’y a qu’un pas que le romancier franchira allègrement quelques années plus tard avec La Lucidité, qui se présente comme le pendant lumineux deL’Aveuglement. Renouant avec certains personnages de ce roman, on y retrouve une population en proie à un singulier «mal blanc» qui se manifeste par le renvoi dos à dos de tous les partis politiques lors d’élections municipales. Loin d’accepter ce camouflet, le gouvernement ordonne un nouveau vote qui amplifie le phénomène avec 80% de bulletins blancs.

Face à ce «coup brutal porté à la normalité démocratique», les autorités ébauchent des hypothèses (coup d’Etat, menace terroriste…) avant de contre-attaquer, déployant un véritable arsenal ­sécuritaire : arrestations, interrogatoires musclés, état d’exception, mise en quarantaine de la ville «scélérate». Aux agissements du gouvernement, les «blanchards» s’organisent, manifestent badge rouge et noir à la boutonnière (seules notes de couleur du roman) et résistent en opposant calme et sérénité. Sûrs de leur bon droit démocratique. Ou de ce qu’il en reste.

Bien qu’armé à blanc, le roman touchera sa cible au Portugal, puisque le Prix Nobel sera accusé de vouloir tuer la démocratie par ceux-là même contre lesquels il dirigeait ses foudres. Celles d’un écrivain indigné et terriblement lucide qui, jusqu’au bout, poursuivra, noir sur blanc, son dessein d’éveilleur des consciences.

C.  R.