Mustapha Benfodil, écrivain algérien, à l’expression: « Mettre en parole nos traumatismes collectifs… »

Mustapha Benfodil, écrivain algérien, à l’expression: « Mettre en parole nos traumatismes collectifs… »

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Artiste inclassable, l’auteur de Zarta et Archéologie du chaos amoureux est revenu après dix ans avec un nouveau roman touffu, singulier et bien éclectique, à son image. Bien entendu, ceux qui pensaient que notre journaliste avait chômé entre-temps, eh bien, ils se trompent lourdement car ce dernier n’a jamais été aussi prolifique que ces derniers temps. Mustapha Benfodil, boulimique de lecture autant que de créativité est devenu un touche-à-tout esthétique puisqu’il s’est attaqué à bon escient, ces dernières années, à la fois à l’écriture théâtrale qu’aux arts visuels… Ses déflagrations artistiques sont autant d’idées originales que de fruits exotiques. A commencer avec délicatesse, mais sans ménagement. Car l’on n’est jamais au bout de nos surprises. C’est dans ce génie littéraire que l’auteur du «roman plastique» Body writing se révèle car son écriture finit par faire corps parfaitement avec le vrai personnage qu’est «Mus» pour les intimes…

L’Expression: Vous venez de sortir un nouveau roman intitulé «Body writing, vie et mort de Karim Fatimi», c’est présenté comme une sorte de biographie. Est-ce une histoire réelle ou bien inventée en toutes pièces?

Musptaha Benfodil: Justement tout le mystère est là. Parce que l’art a besoin de mystère, donc on va dire que dans tout ce que j’entreprends, la frontière est parfois tenue parce que j’emprunte à mon parcours personnel entre ce que j’invente mais pour casser le mystère je dirai qu’une grande partie du journal du matériau de ce roman est puisé de mes notes personnelles et notamment en ce qui concerne octobre 1988 parce que j’ai vécu ça de très près à Boufarik dans la ville où j’habitais et Bab Ezzouar, l’université où j’étais étudiant où on avait des comités contre la torture. On avait de très grands débats qui ont été structurants pour la suite. Il y a eu bien sûr toute la période des années 1990 aussi que j’ai documentée. La question qui traverse ce roman en filigrane est le rapport entre archives, archives personnelles, et histoire nationale.

Ça part de l’histoire d’un personnage, Karim Fatimi, c’est pour fixer le récit, la différence avec le métier d’historien je pense c’est que là on est dans quelque chose d’incarné. Quelque chose d’habité. Et c’est cette parole habitée que j’essaye de restituer bien sûr en usant des ressorts du roman. Il y a une vraie histoire, avec une femme qui s’appelle Mounia, qui va lire le journal de son mari, lire ses manuscrits.

C’est à travers le regard de Mounia que nous allons vivre cette reconstitution. Son mari vit un certain nombre de péripéties dans les années 1990 et ce livre repose un peu, sur cette guerre qu’on a vécue, qui n’a jamais été mise en parole. Par ce que ce sont des épisodes qui n’ont pas été mis en mots et c’est après sa mort que sa femme découvre certains épisodes. La femme de Karim Fatimi se met dans une posture presque de voyeur parce qu’elle va être happée par ce journal intime où elle va découvrir les divers épisodes de sa vie, mais à chaque fois elle va essayer d’engager un dialogue post mortem avec son mari sur des sujets qu’ils n’ont jamais abordés de leur vivant. De son vivant à lui. C’est aussi un roman pour, peut-être, mettre en parole des traumatismes collectifs qu’on n’a pas su dire au moment où ils se sont produits.

Le livre est très hybride au niveau formel. On y trouve de tout, même au niveau de la police des mots, l’on découvre des archives issues de vos propres archives personnelles, des photos, des dessins de la fille de ce couple…

Oui, c’est très fragmentaire. Les dessins ont deux fonctions. Et d’une parce que je suis attaché à travailler sur la texture, en plus du texte. La dimension visuelle et graphique m’importe aussi. Je suis extrêmement attaché à cette partie-là. C’est ce qui m’amène parfois à travailler sur les arts visuels. Il y a une autre dimension, dramaturgie. Cette fille a 4 ans au moment où son père décède.

C’est sur ses épaules que va reposer cette mémoire éclatée qui est symbolisée par tous ces manuscrits, par tous ces bouts de papiers qui abordent une trentaine d’années de notre histoire contemporaine. Il y a quelque chose de l’ordre de la transmission, mais aussi de l’ordre de la douceur. Les dessins d’enfant servaient aussi un peu à adoucir la violence du texte qui peut apparaître par endroits insoutenables.

Au niveau du langage on reconnaît votre style truffé de lexiques divers, de mots de la rue… un peu à votre image d’artiste polyvalent, journaliste, écrivain, mais pas que, puisque vous vous intéressez aussi au théâtre et aux arts visuels, ce langage est aussi un clin d’oeil à tout cela..

C’est un travail sur la langue. Effectivement, dans «body writing» c’est de l’anglais, on peut trouver aussi des mots en arabe du genre «chabaâtouna makrout» par exemple. Je revendique ce plurilinguisme qui est une richesse à la base, mais à la fin, quand on me demande dans quelle langue tu écris, je réponds, je ne vais pas me citer moi, mais je dirai qu’Assia Djebar écrit dans le Assia Djebar, Kateb Yacine écrit dans le Kateb Yacine, Kamel Daoud écrit dans le Kamel Daoud, Mehdi Acherchour écrit dans le Mehdi Acherchour, et Maissa Bey dans le Maissa Bey etc. C’est à ce titre-là et à ce prix-là qu’on est écrivain, c’est en inventant une langue.