Mohamed Iguerbouchène: Une institution devrait porter son nom

Mohamed Iguerbouchène: Une institution devrait porter son nom

Bien que son génie soit reconnu par les connaisseurs en matière de musique et par les gestionnaires de notre culture, le grand compositeur Mohamed Iguerbouchène n’a pas encore eu l’hommage qu’il mérite.

 

A chaque anniversaire de sa mort ou de sa naissance, on parle de lui mais à ce jour, aucune institution culturelle telle que l’Opéra d’Alger ou le Palais de la culture ne porte son nom.

Le motif reste inconnu et on se demande pourquoi Mohamed Iguerbouchène (décédé le 23 août 1966 à Alger) qui est reconnu comme le plus grand compositeur algérien reste inconnu du grand public, et ses enregistrements ne sont pratiquement jamais programmés. Plus grave, certaines de ses musiques sont plagiées et les chanteurs qui reprennent les chansons qu’il a composées ne le citent pas. Le dicton «nul n’est prince en son pays» s’applique bien sur Iguerbouchène qui a été reconnu et applaudi de son vivant dans les plus grands pays d’Europe, notamment en Suisse, en Autriche, en ex-URSS et en France. Il a composé des musiques de films tournés à Hollywood (USA) et plusieurs pays et dirigé de très grands orchestres en Europe. L’histoire de sa vie est tellement riche que tous ceux qui s’y sont intéressés ne sont pas encore arrivés à l’écrire. On est sûr que Mohamed Ounoughène, qui lui a consacré un ouvrage, sera obigé de réactualiser son livre dans quelques années car il y aura peut-être de nouveaux témoignages ou la découverte de nouveaux documents ou enregistrements d’Iguerbouchène. Né le 19 novembre 1907 à Aït Ouchen, Mohamed Iguerbouchène est arrivé à la Casbah d’Alger alors qu’il était tout petit.

Le voyage de Kabylie vers Alger n’était qu’un premier bond dans la vie du petit génie qui allait voyager à travers plusieurs pays et devenir l’un plus grands compositeurs du XXe siècle.

Retour en Algérie

Reconnu comme un grand compositeur et chef d’orchestre en Europe, Mohamed Iguerbouchène avait préféré passer ses dernières années à Alger afin de savourer la joie de l’indépendance et offrir son savoir aux Algériens. Au fait, comme il l’a affirmé lui-même à Cheikh Mohamed Stambouli (mon père), c’est Ferhat Abbas qui lui avait demandé de rentrer en Algérie pour servir la Révolution.

Dans son témoignage, Stambouli raconte qu’alors qu’il était recherché, il avait passé plus de deux mois dans la villa de son ami Iguerbouchène dans sa villa du Beau Fraisier à Bouzaréah, à Alger, avant qu’il ne lui déclare : «Cela y est, Mahboub, ton problème est réglé tu peux désormais sortir». Il faut noter que durant cette période, les deux artistes ne sont pas restés les bras croisés puisqu’ils ont écrit et composé des dizaines de chansons ainsi qu’une opérette. Donc, Iguerbouchène qui était professeur à l’Ecole normale d’instituteurs de Bouzaréah et chef d’orchestre à la RTA, utilisait ses connaissances pour servir la Révolution. Il est souhaitable que d’autres personnes témoignent pour que l’on connaisse ce côté nationaliste de l’ artiste.

La prédiction de cheikh El Mahdjoub

Alors qu’il soit tout petit, ses parents, qui avaient peur pour lui à cause peut-être du mauvais œil, l’ont emmené à Médéa chez le wali cheikh El Mahdjoub (grand-père, à la fois, de Mahboub Bati et de Mahboub Stambouli). Le saint homme, qui était connu pour ses prédictions, déclara à la vue du bel enfant qu’«il voyagera et sera un homme de valeur».

Le long itinéraire d’Iguerbouchène montrera qu’El Mahdjoub avait vu juste. Alors qu’il n’a que 12 ans, l’enfant commence sérieusement à apprendre la musique en prenant des cours de solfège et de piano. Le petit rouquin, qui plaisait à tout le monde, a attiré l’attention d’un comte et commandant écossais, nommé Fraser Ross, qui demanda à son père de le lui confier. Après des hésitations, l’enfant fut pris en charge par le comte écossais qui l’emmena avec lui en Angleterre. Mohamed Iguerbouchène s’inscrit au Norton College puis au conservatoire de l’Académie royale de Londres dans la classe du professeur Levingston. La mémoire, le don et l’amour pour la musique du jeune Mohamed Iguerbouchène ne tarderont pas à donner des résultats. Cela se passait au début des années vingt.

Le génie étonne le jury

En 1924, le jeune ira à Vienne pour suivre les cours d’harmonie chez le professeur Alfred Grunfeld. Lors de son examen en public, Iguerbouchène est appelé à diriger un orchestre de 80 musiciens. A la fin du concert, le président du jury lui demande s’il n’a pas remarqué une anomalie et le jeune prodige algérien répondit sous les applaudissements : «Le 4e fil du violon du musicien de la 3e rangée est légèrement désaccordé.» Le génie d’Iguerbouchène allait le mener à diriger les plus grands orchestres de l’époque. Le 11 juin 1925, il donne un concert à Bregenz sur le lac de Constance, en Autriche, alors que son âge ne dépassait pas 18 ans. Il y présente deux de ses compositions, la Rhapsodie arabe No 7 et la Rhapsodie kabyle No 9. En 1928, il présente les Rhapsodies 3, 4, et 5 devant le public de Londres. La même année, venu en Algérie pour assister aux obsèques de ses parents, on lui propose de composer la musique du film Aziza et l’homme bleu tourné au Sahara. Il collaborera pendant plusieurs années avec la radio anglaise BBC, puis l’ORTF où il est appelé à animer une émission hebdomadaire intitulée Les trésors de la musique. En 1937, il coécrit avec Vincent Scotto la musique du film Pépé le Moko de Duvivier avec comme acteur principal Jean Gabin, puis compose la musique de Kaddour à Paris d’André Sarouy. Il réalisera par la suite une série de concertos, rhapsodies et musiques de chansons.

C’est également en 1937 qu’il est admis comme membre de la Société des auteurs compositeurs, et c’est lui qui conseillera le chanteur Mohamed Abdelwahab d’y adhérer. Bien qu’Iguerbouchène ait vécu les années trente et quarante en Europe, son amour pour l’Algérie ne l’a jamais quitté. D’ailleurs, c’est sur une demande de responsables politiques algériens qu’il s’est rapproché (lui et le chef du mouvement scout Mohamed Bouras) des autorités allemandes au début des années 1940. Grâce à son talent, Iguerbouchène est devenu le pianiste préféré de Hitler qui l’a invité à vivre dans son palais pendant une longue période.

Il faut rappeler que ce rapprochement de Bouras et Iguerbouchène des nazis était planifié contre la France. D’ailleurs, Bouras a été fusillé par la France pour espionnage au profit des Allemends. C’est dans cette maison qu’il invitait chaque semaine des personnalités et des universitaires.

Les invités d’Iguerbouchène lui posaient des questions de culture générale et il se faisait un plaisir à répondre à toutes leurs questions. A cette époque et jusqu’à la fin de sa vie (le 21 août 1966), il a produit et présenté des émissions radiophoniques dont l’objectif était la vulgarisation de la musique arabe et berbère dans toutes ses diversités. Il a composé des centaines de musiques pour les chanteurs de l’époque tels que Salim H’lali, Badreddine Bouroubi, Slimane Azem et Bob Azzam. Il a composé les musiques de fond de l’émission Rachda ouel gouala de Mahboub Stambouli. Une cinquantaine de chansons, deux opérettes et deux émissions radiophoniques écrites par cet auteur ont été également composées par Iguerbouchène.

Des lapins dans le bureau d’Igor

Il est à signaler qu’une bonne partie des compositions musicales de Mohamed Iguerbouchène a été plagiée par nos musiciens, et on oublie souvent de le citer lors de la présentation des chansons qu’il a composées.

En parallèle à son travail à la RTA, le grand pianiste et compositeur était professeur de musique à l’Ecole normale d’instituteurs de Bouzaréah.

Mohamed Iguerbouchène, dont la plupart de l’œuvre se trouve en Europe, notamment en France et en Angleterre, a beaucoup souffert de la jalousie et de l’ignorance de son entourage.  Un de nos musiciens disait de lui qu’«il n’avait pas des mains de pianiste».

Ce musicien, passé par l’école de la routine, se croyait plus fort que tous les chefs d’orchestre et critiques d’Europe qui avaient salué le grand talent de celui qu’on avait surnommé Igor.

Dans les années 1970, Mahboub Stambouli, qui est allé revoir la maison et le bureau de travail style Louis XVI d’Iguerbouchène, à Bouzaréah, est revenu les larmes aux yeux : on y élevait des lapins !

Bari Stambouli