Lyes Salem : “En Algérie, on a chassé le colon, mais pas la mentalité coloniale”

Lyes Salem : “En Algérie, on a chassé le colon, mais pas la mentalité coloniale”

CINÉMA. Entretien avec le réalisateur franco-algérien dont le film, « Mascarades », est projeté au 12e Panorama des cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient.

Il avait frappé les esprits avec un premier long-métrage, Mascarades, où il décrivait les pesanteurs d’une société algérienne en vase clos. Puis vint L’Oranais, vaste fresque à la Sergio Leone, une histoire d’hommes, d’amitié et de trahisons sous fond de la guerre de libération et de son après désenchanté. Lyes Salem dynamitait alors l’histoire officielle, celle qui étouffe l’Algérie depuis 1962 sous la chape de plomb de la mémoire officielle et figée. Lyes Salem dit de lui qu’il n’est pas « un réalisateur, mais un acteur qui écrit et réalise les films dans lesquels il a envie de tourner ». Ce Panorama des cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient, du 25 avril au 14 mai, est donc l’occasion de revenir sur son parcours de réalisateur et d’acteur au talent évident.

Le Point Afrique : Vous participez à ce festival qui se tiendra à Paris, mais quel est l’état du cinéma en Algérie ?

Iyes Salem : La fréquentation est compliquée, car il n’y a pas beaucoup de salles en état de fonctionnement avec des conditions techniques de projection correctes. Il doit y avoir au maximum une dizaine de salles sur tout le territoire. Dans ce qui fonctionne encore, il reste le réseau de la Cinémathèque comme à Sidi Bel Abbès qui a une salle encore correcte. Entre les projections de mon premier film Mascarades puis cinq ans plus tard L’Oranais, j’ai vu la dégradation. C’est dommage. Mais la Cinémathèque continue de faire un bon travail, notamment dans la conservation des films. Puis, il reste le réseau privé. Disons que si on doit comparer avec Tunis ou Casablanca, cela n’a rien à voir.

C’est donc un indice de l’état de la culture en Algérie ?

De la quoi ? (sourire). Elle n’existe pas en Algérie. Quand on parle de culture, dans ce pays, on parle en fait d’événements officiels. On finance des films sur l’histoire officielle, tel film sur Larbi Ben M’hidi, martyr de la Révolution, tel autre encore sur Krim Belkacem. Pour L’Oranais, j’ai à peine obtenu quelques financements. Cela ne fonctionne pas, hélas.

Quand vous écriviez L’Oranais, vous dites avoir eu cette phrase en tête : « Commencer une révolution est simple, la finir est plus compliqué. » La révolution algérienne a-t-elle jamais cessé ? Est-elle finie ?

Cette phrase a été un principe d’écriture effectivement. Une révolution finit-elle jamais ? Une révolution suppose de changer l’ordre établi, pour que soit instauré un nouvel ordre. Ce qui voue une révolution à l’échec est qu’elle ne peut pas avoir de fin. Elle doit changer l’ordre établi, mais aussi des principes et des idéologies qui changent tout autant. La Révolution française qui abolit les privilèges par exemple. L’Algérie a voulu arrêter l’indépendance. Pardon, le joug violent du colonialisme. (Sourire) Intéressant, ce lapsus que je viens de faire. Aujourd’hui, la révolution des islamistes est d’arrêter la vie en somme. Une révolution, la vraie, au fond, ne cesse jamais. Un révolutionnaire aussi. Comme Che Guevara qui allait combattre dans de nombreux pays, car il voulait toujours changer les choses. Sans doute, la révolution algérienne n’est-elle pas terminée, surtout quand on voit le nombre de mouvements contestataires qui ont eu lieu après. Mais on dit aussi beaucoup en Algérie que cette révolution a été volée. Les hommes qui ont pris le pouvoir par la suite ont en quelque sorte kidnappé ce rêve. Ils l’ont brisé aussi. En Algérie, pays de dérision cynique, on dit « Ô toi, colonisation, viens que je te raconte ce que m’a fait l’Indépendance ».

L’Oranais raconte l’histoire de deux hommes, pas celle de la révolution algérienne. Aucun parcours ne peut résumer cette révolution. D’ailleurs, autre question, pourquoi appelle-t-on cela « révolution » et non « guerre d’indépendance » ? Même le FLN l’appelle la révolution. Toutes ces questions, je les avais en tête en écrivant, mais je ne voulais pas forcément y répondre. Je voulais que le spectateur algérien se reconnaisse dans une histoire à lui, et pas dans un discours plaqué, officiel. Je n’ai rien inventé avec ce film. Seulement, L’Oranais le montre. Notamment à travers des personnages avec lesquels on est en empathie. Pour les non-Algériens, je voulais offrir des pistes pour expliquer comment l’Algérie en est arrivée là.

Mascarades ©  Jean-Claude Lother / Collection Christophel
L’affiche du film Mascarades de Iyes Salem. © Jean-Claude Lother / Collection Christophel

Les germes de la situation algérienne actuelle étaient-ils présents déjà dans la guerre de libération ?

Il me semble que non. Et c’est pour cela que c’est encore plus grave. L’histoire de ma famille illustre presque l’espoir que l’Algérie a suscité partout. Ma mère, qui est française, descend en 1969 en Algérie; car tout était à faire et possible dans ce pays. Elle y a rencontré mon père. Mais pour revenir à l’après-1962, le rêve était vrai et concret. Il y avait un mythe qui prenait de l’assurance, qui a fait rêver les peuples et les Algériens. Ceux-ci avaient de quoi être fiers, d’avoir chassé ainsi une puissance impériale. C’est ce que je tente de démontrer dans mon film. Tout se dégrade dans les années 1970. Pourquoi ? Je n’ai pas vraiment d’explication, que des pistes de réflexion. Ceux qui ont pris le pouvoir en 1965 ont certes participé à la révolution, mais n’étaient pas dans les maquis. C’était des hommes qui avaient une ambition forte, qui voulaient plus que tout le pouvoir. Boumédiène était certes un visionnaire, mais a fait une erreur grave sur l’identité algérienne. Ben Bella avait aussi esquissé cette erreur. Mais Boumédiène a réduit cette identité algérienne à la seule identité arabe. Ils ont fait exactement comme les colons. On a chassé les colons, mais pas la mentalité coloniale. Certes, c’était l’époque du panarabisme, mais ce choix a pesé lourdement sur l’Algérie. Si on ne règle pas ces problèmes d’identité entre nous, on ne pourra avancer.

Comment L’Oranais a-t-il été accueilli par les Algériens ?

Il y a eu des réactions assez fortes, dans les deux sens. Des polémiques notamment sur les scènes de bars, ou les gros mots. Mais il ne faut pas y voir de fond. L’Algérie fonctionne avec des clans ; chacun a ses propres leviers pour nuire aux autres. Le plus grand levier est au niveau du pouvoir. Le pouvoir algérien ne construit rien, sauf des mosquées. Il construit pour lui, pas pour le pays. Son pouvoir repose sur sa capacité de nuisance. Ce pouvoir en Algérie est une pyramide. Le vrai pouvoir, au sommet, est la sécurité militaire. Le reste n’a que des prérogatives.

La reconnaissance de l’identité plurielle se fait-elle peu à peu, notamment avec une reconnaissance de la part amazighe de l’Algérie ?

Oui, mais cela se fait doucement, timidement. Mais tout se fait par petites touches en Algérie. L’identité algérienne suppose la culture arabe, berbère, mais aussi la culture de ce qu’on appelait les p-noirs. Donc les juifs et les chrétiens, même si le pays est depuis plusieurs siècles un pays musulman. Pour ce qui concerne la part juive de l’Algérie, rappelons-nous aussi que c’est la France qui a monté les populations juive et musulmane les unes contre les autres. Notamment par le biais du décret Crémieux de 1870 qui avait accordé la citoyenneté aux juifs d’Algérie tout en la refusant aux musulmans d’Algérie. On n’a pas vu cela au Maroc et en Tunisie, où ces deux communautés ont encore des liens forts. Mais cela change doucement.

Faites-vous un cinéma en allégorie ? Vos personnages semblent presque des archétypes, tout en étant très complexes humainement… On le voit ainsi dans Mascarades, votre premier film, où Rhym, le personnage principal, représente presque l’Algérie en belle endormie…

Je fonctionne ainsi dans l’écriture. Je viens du théâtre. En écriture, je cherche la forme allégorique effectivement. Je travaille à partir de cette matière. J’ai besoin que chaque personnage représente quelque chose. Dans Mascarades, Rhym est effectivement l’Algérie. Elle est atteinte de narcolepsie, elle s’endort et à chaque réveil, elle doit recommencer. Elle ne capitalise pas son expérience. J’ai construit aussi ce film en référence à Nedjma de Kateb Yacine, une femme entre l’amour de deux hommes.

Croyez-vous à un soulèvement populaire en Algérie ?

La décennie noire a profondément marqué la société algérienne. Il n’y a aucune famille qui n’a pas été touchée par les 250 000 morts. Cela a freiné les aspirations au soulèvement. Et puis, le pouvoir cadenasse tout. Le changement pourrait venir seulement de l’armée, que de l’intérieur de l’institution. Une sorte de révolution des œillets à la portugaise. Sinon, je ne vois pas comment cela pourrait changer. Puis, le pouvoir algérien a fait en sorte de casser la jeunesse de ce pays en créant un système d’éducation où l’élève n’apprend pas à réfléchir, à avoir un sens critique.