Lazhari Labter, écrivain – journaliste: «La décennie noire a poussé l’élite au repli sur soi»

Lazhari Labter, écrivain – journaliste: «La décennie noire a poussé l’élite au repli sur soi»

«Journalistes algériens 1988-1998 – Chronique des années d’espoir et de terreur», de Lazhari Labter, sera bientôt disponible dans sa deuxième édition, revue et enrichie, aux éditions Chihab. L’écrivain, poète et journaliste replonge dans la terreur des années de braise et parle de l’ouvrage.

La Dépêche de Kabylie : Là il s’agit d’une deuxième édition, pourriez-vous nous parler du contexte d’écriture de cet ouvrage et de l’idée qui lui a donné naissance ?

M. Lazhari Labter : Cette 2ème édition s’est imposée, car la première édition, publiée en 2005, est épuisée depuis longtemps. L’idée de cet ouvrage m’est venue en 1994 après le choc suscité par les assassinats des premiers journalistes algériens, qui étaient d’ailleurs pris entre deux feux : celui des assassins des GIA, FIDA et autres organisations islamistes terroristes et celui du harcèlement judiciaire incessant du pouvoir de l’époque. J’ai bouclé la toute première version intitulée «Journalistes algériens, entre le bâillon et les balles» en l’espace de six mois, publiée en France chez L’Harmattan en 1995. Je tenais à faire connaître au monde le combat mené par les journalistes algériens dans un contexte tragique où la mort rôdait partout. Je l’ai reprise en 1996 et achevée en 2000, alors que j’étais responsable des projets médias du bureau d’Alger pour le Maghreb de la Fédération internationale des journalistes (FIJ), la plus grande organisation de journalistes dans le monde, dirigée alors par Aidan White, la seule organisation internationale non-gouvernementale tolérée en Algérie. À la tête de la FIJ Alger, j’occupais un poste d’observateur privilégié qui m’a permis d’accumuler des informations et des documents de première main que j’ai décidé d’utiliser pour la bonne cause.

Pourriez-vous nous parler des grandes lignes de l’ouvrage, de ses personnages et du thème développé ?

L’ouvrage couvre la période cruciale, sur le plan politique, qui commence en 1988, l’année des émeutes violentes de la jeunesse algérienne qui ont fait passer l’Algérie du système du parti unique au multipartisme et ouvert le champ à la liberté de la presse et d’expression. C’était notre «printemps» avant les «printemps arabes». C’était une période exceptionnelle et incroyablement riche en événements et en rebondissements où tous les champs des possibles étaient ouverts. Elle était pleine d’espoir, mais très vite la terreur prit le dessus et l’Algérie s’enfonça dans un cauchemar qui aura duré une décennie entière. C’est ce qu’on appelle la décennie noire qui va de 1990 à 2000 et durant laquelle près de 100 journalistes et travailleurs des médias ont été assassinés, parmi 200 000 Algériens qui ont été tués, faut-il le rappeler. C’est d’eux que je parle, de leur lutte sur tous les fronts, de leur abnégation, de leur courage, de leur sacrifice et du lourd tribut qu’ils ont payé pour la sauvegarde de la République et la défense de la liberté et de la démocratie naissante.

Vous évoquez les journalistes assassinés dans les années 1990. Aujourd’hui est-ce que vous estimez que leur combat pour la liberté d’expression a porté ses fruits ?

Je parle, en effet, de dizaines de journalistes et travailleurs des médias assassinés froidement et délibérément par les terroristes islamistes qui avaient «juré» de les éliminer jusqu’au dernier. A partir du jour funeste de l’assassinat du grand journaliste et écrivain de talent Tahar Djaout, le 26 Mai 1993, les terroristes intégristes ont mis en application, de manière systématique, un programme d’épuration des membres de la famille journalistique, résumé par la sinistre devise du GIA: «Ceux qui nous combattent par la plume périront par la lame». Dans leur folie meurtrière, ils n’ont épargné ni rédacteur, ni reporter photographe, ni correcteur, ni administratif, ni chauffeur. Ils s’en sont pris au professionnel comme au simple collaborateur, au responsable comme à l’employé, à l’homme comme à la femme. Ils n’ont jamais fait de différence entre un journaliste francophone et un journaliste arabophone, un Kabyle et un «Arabe», la presse publique et la presse privée, la presse écrite et la presse audiovisuelle, aucune distinction d’âge, de sexe ou de pensée politique ou religieuse. Le tribut payé à la défense de la liberté d’expression et des idéaux démocratiques a été lourd, très lourd. C’est grâce aux luttes multiformes menées par tous les patriotes algériens dont les journalistes étaient à l’avant-garde que l’Algérie a tenu, seule et sans quasiment aucun soutien de pays étrangers, et est restée debout face aux hordes terroristes et à leurs commanditaires qui voulaient en faire une terre de théocratie d’où la liberté serait à jamais bannie.

Pensez-vous que les choses ont évolué ou plutôt régressé depuis ?

Je pense que ce que la presse algérienne a gagné en liberté, elle l’a perdu en qualité. Aussi, le changement fondamental a été l’apparition, avec le développement d’internet et l’accès quasi généralisé à ses services dans les années 1990, de l’édition numérique en ligne et du journalisme électronique ou journalisme en ligne qui menace très sérieusement l’existence de la presse classique. Les tirages, dans tous les pays du monde, ne cessent de diminuer sous la forme papier, et elle est vouée à disparaître, à plus ou moins long terme, ou à changer fondamentalement de nature. Elle a accompli héroïquement sa mission historique, depuis son apparition au tout début du XVIIe siècle en Europe et chez nous en 1990 sous sa forme pluraliste, après l’adoption de la Loi sur l’information suite à l’adoption en 1989 d’une nouvelle Constitution du pays qui garantissait les libertés d’expression, d’association et de réunion.

Qu’entendez-vous par changer de nature ?

Un journalisme de type nouveau, pratiqué de manière professionnelle ou non et qui menace aussi les ordres établis, est devenu le cauchemar des dirigeants. Ces derniers sont dépassés par cette déferlante de l’expression démocratique et de la démocratie participative qu’ils refusent et combattent par la répression ou le contrôle, au lieu de l’intégrer et de la «réguler» au profit des intérêts des citoyens et des pays, en toute liberté, avec pour seule et unique limite le respect des règles de la déontologie dans sa pratique. Mais cette révolution médiatique est en marche et rien ne pourra l’arrêter.

On a constaté une démission de l’élite dans le combat contre l’intégrisme et pour les libertés. C’est dû à quoi d’après vous ?

Je pense que l’élite algérienne ou les élites algériennes – sans généraliser évidemment – est passée d’une période d’enchantement dans les années 1960 et 1970 à une période de désenchantement qui a commencé au début des années 1980 et qui se prolonge jusqu’à nos jours. Ce désenchantement s’est accentué durant la décennie sanglante et a poussé beaucoup au repli sur soi et à l’abandon du terrain de la lutte des idées et de la lutte tout court. Mais cette période est en train de finir et beaucoup d’indicateurs montrent un retour des idées de combat et du combat des idées pour transformer la société vers le meilleur.

Pensez-vous que renouer avec la culture puisse faire avancer la situation en Algérie ?

C’est une conviction chez moi que la culture peut autant sinon plus que la politique faire avancer les choses vers un monde meilleur et faire des gens des citoyens du monde trempés d’humanisme. Je partage complètement la formule qu’on prête à l’artiste plasticien M’hamed Issiakhem qui résume toute sa philosophie et sa vision du monde : «Un pays sans artistes et sans culture est un pays mort».

Un dernier mot

Mon dernier mot, je le destine à mes jeunes consœurs et confrères d’aujourd’hui et de demain pour leur dire : puisse cet ouvrage leur servir et leur rappeler le lourd tribut payé par les journalistes algériens pour la liberté – même limitée – dont ils jouissent et qu’ils devraient défendre pied à pied, consolider sans cesse, conforter et élargir tous les jours avec toute la conviction et l’énergie nécessaires. Car, aucune liberté n’est jamais définitivement acquise.