Gilles Manceron, historien français, à l’expression: « Le cas de Larbi Ben M’hidi… »

Gilles Manceron, historien français, à l’expression: « Le cas de Larbi Ben M’hidi… »

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Spécialiste de la période coloniale et auteur de plusieurs ouvrages, Gilles Manceron a animé cette semaine, au Sila, une rencontre fort intéressante intitulée Maurice Audin…Et les milliers d’autres? Une conférence organisée à la lumière de la reconnaissance récente par le président français de l’assassinat par des militaires français de Maurice Audin (1923-1957), jeune professeur de mathématiques, partisan de l’interdépendance de l’Algérie. Affaire qui a suscité moult débats…

L’Expression: En tant qu’historien, quel regard portez-vous sur l’annonce assez tardive de la reconnaissance de l’affaire Audin comme étant un crime d’Etat?

Gilles Manceron: C’est symptomatique. C’est révélateur que la société française a beaucoup de mal à regarder en face cette page coloniale de son passé et de son histoire. Elle a du mal à le faire. Et ça prend du temps. Ce déni de mensonge officiel qui a duré 61 ans, en l’occurrence dans le cas de Maurice Audin et dans le cas de la pratique de la torture par l’armée française en Algérie, eh bien ceci est révélateur de ce déni, de ces difficultés de reconnaître ces faits

D’autant plus que les archives algéro-françaises souffrent encore d’opacité…

Oui, la question de la liberté d’accès aux archives est une question fondamentale, importante. Il faut que les historiens, chercheurs, citoyens intéressés puissent avoir accès aux archives de cette période-là. Il y a eu quelques progrès, mais très lents du côté français pour l’accès aux archives, mais je le disais à propos de l’affaire Audin, on a quand même retrouvé ce fichier dans les archives d’Aix-en-Provence… Si les chercheurs vont voir, ils trouveront des choses. Aux chercheurs de travailler aussi, de solliciter les archivistes et de poser des questions et de demander des changements dans la législation pour faciliter l’accès aux archives…

Quand vous parlez de chercheurs, vous vous situez de quel côté de la Méditerranée?

J’entends les historiens en général, français, algériens, de tout pays. Mathieu Konnelly qui est venu au Sila, est un chercheur américain qui a travaillé sur la bataille diplomatique du FLN qui a été un des éléments importants de la guerre et il apporte des éléments à la connaissance de cette histoire. Tous les chercheurs, quelle que soit leur nationalité doivent pouvoir accéder aux archives, dans les centres de documentation français, y compris les Algériens bien sûr…

Qu’en est-il des Algériens justement?

Les chercheurs français et algériens se connaissent depuis de nombreuses années, ceux qui travaillent pour la vérité de cette histoire j’entends, et en tant que chercheurs honnêtes et soucieux de la vérité scientifique. On les connaît les collègues algériens. Il y en a qui ont participé à ce Sila notamment Fouad Soufi. Ce dernier fréquente les archives d’Aix -en Provence, ou d’autres centres d’archives. Parfois on échange des renseignements sur telle ou telle source d’archive. J’ai par exemple une collègue qui est entre Constantine et Paris, que je connais bien et avec laquelle je collabore. Elle connaît mieux que moi les archives à Vincennes, du service historique de la Défense en France. A l’époque, des militaires avaient saisi des archives du FLN, des Aurès, sur lesquelles elle travaille particulièrement et y compris pour l’histoire du Mouvement national algérien. Elle fréquente donc les archives françaises. Un collègue qui, lui, est romancier, à savoir Abdelkader Djemai, travaille sur les sujets historiques, même s’il écrit des livres littéraires. Les archives des affaires étrangères dont le centre est à Aubervilliers, on peut y accéder en montrant seulement sa carte d’identité…

Les archives de demain sont principalement les actes d’aujourd’hui. Que pensez-vous des relations algéro-françaises d’aujourd’hui?

Je pense qu’il existe encore un contentieux historique en raison de ce passé colonial, la colonisation de l’Algérie par la France. Tant que la France ne reconnaît pas cette violence commise sur les Algériens telle qu’elle s’inscrit dans la mémoire collective des Algériens, tant qu’elle ne la reconnaît pas complètement, eh bien ce ne seront jamais des rapports normaux, normalisés. Il faut que cette reconnaissance de cette violence coloniale intervienne. Emmanuel Macron quand il est venu en voyage privé en février 2017, avant d’être élu président de la République française en mai 2017, il a donné une interview à El Chourouk où il avait dit que la colonisation est «un crime contre l’humanité». C’est intéressant, mais il n’était pas encore président. Maintenant qu’il l’est devenu, il faudrait qu’il le confirme en tant que président. Que la France reconnaisse véritablement cette violence, cette injustice qu’a été la colonisation pendant 130 ans et puis tout ce que la colonisation française de l’Algérie a comporté…

L’intitulé de votre conférence est Maurice Audin… Et les milliers d’autres. Quels sont ces «autres»?

Et bien ce sont tous les Algériens, Algérois qui ont été à de janvier à juillet 1957 enlevés, torturés, parfois carrément assassinés après les tortures et leur corps ont été balancés dans la mer à partir d’hélicoptères pour qu’on ne les retrouve pas et que ça reste inconnu à jamais. Pas de traces, pas de noms, pas de photos. Il s’agit donc de dire que Maurice Audin n’est qu’un cas d’enlevé, torturé, assassiné, mais il y a eu des milliers d’Algériens dans le même cas. Il faudrait parler d’eux aussi. C’est le même vide dans les familles de ces personnes qui s’est créé. C’est le cas de Larbi Ben M’hidi, effectivement, qui était un cadre du FLN. Il n’y a pas de raison de ne pas reconnaître, aussi, que son assassinat déguisé en suicide est un mensonge total, et un crime de guerre. On ne tue pas les prisonniers dans une guerre.