E-commerce: La fin de la chkara?

E-commerce: La fin de la chkara?

Internet devient un immense marché où des milliers de milliards de dollars sont échangés chaque jour mais, faute de paiement en ligne, l’Algérie y est quasiment absente.

Dans une boutique d’un quartier d’Alger, un écriteau griffonné à la main avertit «makach kridi», autrement dit «la maison n’accorde pas de crédit.» Et même lorsqu’il a été payé rubis sur l’ongle, le marchand qui affichait déjà une mine patibulaire avait fermé un peu plus de visages. Il a pris le billet de 2000 dinars et après un soupir de désespoir suivi d’une formule de repentance, il a lâché avec véhémence: «Makach essarf?» (pas de monnaie?).

Il a ensuite marmonné son mécontentement avant d’ajouter en algérien sous-titré en français «ara vingt dinars!» et le client de répondre «makach!» avec un sourire gêné et pitoyable de soumission. Le commerçant a alors farfouillé dans sa caisse, puis rendu la monnaie avec le dédain de quelqu’un qu’on forçait de donner l’aumône et non d’un vendeur qui venait d’augmenter son chiffre d’affaires de la journée.

Des trucs pas pour l’Algérie

L’Algérie est probablement le seul pays au monde où quand vous payez vos achats, les tenanciers vous réclament automatiquement le change. Sans une poche boursouflée de pièces métalliques pour faire l’appoint, ils vous insuffleront un sentiment de culpabilité, voire de honte.

A la question pourquoi n’est-il pas équipé d’un lecteur de carte de retrait, le détaillant en question répond avec une moue agacée, pensant que son interlocuteur se moquait cyniquement de lui. «Tu me prends pour une banque américaine? Comment ça s’appelle déjà? Ah! oui wastrit.» Et lorsqu’il avait appris que, justement, aux Etats-Unis les négoces ambulants possédaient un tel équipement, il a renversé sa tête en arrière, s’est esclaffé jusqu’à s’égosiller avant de mettre fin abruptement à la conversation. «Vous êtes malade dans votre cerveau et vous êtes en train de me faire perdre mon temps. Frère, achetez ou partez!» Fin de citation.

Un peu plus loin, dans un autre magasin, le talisman contre le crédit était illustré par l’image d’un homme amaigri et en faillite parce qu’il l’accordait à côté d’un gros bourgeois opulent qui le refusait. Même question. «Pourquoi n’êtes-vous pas équipé d’un lecteur de carte de retrait automatique?» Réponse: «Ces trucs, ce n’est pas pour l’Algérie. Peut-être dans un siècle ou deux. Ça fait trois ans que je cours pour une ligne téléphonique et vous, vous voulez que je cours cinq fois de plus pour avoir cette machine. Et puis, moi je ne fais pas confiance à ces choses. Il y a plein d’escrocs. Ça peut aussi contenir du ‘ribba » (de l’usure).» Au suivant!

En jouant sur les mots, Lyès, comptable dans une entreprise, apporte quelques éclairages sur les attitudes des commerçants. «Le cash cache la trace. Si tout le monde se mettait à payer électroniquement, les impôts, la douane et même les flics pourront facilement savoir d’où viennent et où partent les sous.» Alors, comme le conseille l’adage national, «laissons le puits sous le couvercle».

Toutes ces pratiques font que la majorité des Algériens semble frappé par une sorte d’illettrisme monétaire. Car en plus d’un rapport singulier à l’argent hérité de la période collectiviste de l’économie, il s’est formé chez eux une névrose pécuniaire qui se traduit par la thésaurisation en dehors des circuits légaux.

Illettrisme financier

En d’autres termes, ils perçoivent l’avoir comme une valeur matérielle tangible à stocker, paradoxalement, dans des emplacements invisibles. Dans ce cas, le règlement par espèces demeure le seul étalon de confiance entre client et fournisseur, entre débiteur et créancier dans un pays où la culture bancaire reste réduite à sa plus simple expression.

A l’heure de la dématérialisation de la monnaie, des transactions en ligne, de l’e-commerce et des inventions financières qui ne cessent d’évoluer, la société algérienne persiste dans une posture empreinte de méfiance vis-à-vis de ces instruments. Cette déconnexion des réalités d’aujourd’hui peut paraître étrange aux yeux d’un observateur habitué à manipuler ces procédés dont l’usage ailleurs relève de la banalité. C’est pourquoi, il faut attendre longtemps avant de parler d’e-commerce ou d’e-business même si l’on nous dit qu’un projet de loi est en préparation pour encadrer puis promouvoir ce secteur d’activité.