Dans sa deuxième oeuvre « Constantine, l’Exil et la guerre ” : Nora Sari ressuscite Constantine des années 50

Dans sa deuxième oeuvre « Constantine, l’Exil et la guerre ”  : Nora Sari ressuscite Constantine des années 50

L’écriture soutenue de l’auteure et ses facilités à décrire les personnes, les sentiments, les lieux et les événements happent le lecteur dans un univers grouillant de monde, de faits, d’histoires…

Une immersion surprenante dans le Constantine des années 50.

Le second roman de Nora Sari Constantine, l’exil et la guerre, publié par Casbah Éditions, s’inscrit naturellement dans le prolongement de l’écriture de sa toute première œuvre, Un concert à Cherchell, édité par l’Harmattan. L’auteure a, encore une fois, remonté le temps jusqu’à ses huit ans, pour raconter le déménagement de sa famille, en 1953, de Cherchell à Constantine, où son père, enseignant, venait d’être muté. Nora ne raconte plus les souvenirs d’enfance dans une famille bourgeoise et conservatrice. Elle transcrit plutôt, dans cet opus de plus de 500 pages, le regard que porte une pré-adolescente sur un monde en extra-muros de l’appartement où vivent désormais les Sari. Un récit introspectif, émaillé de faits de la guerre de Libération nationale qui venait d’éclater.

À vrai dire, l’intrusion de la révolution dans le roman s’impose dans son horreur tant la collégienne puis lycéenne est confrontée à sa réalité dans son quotidien en milieu urbain. Elle échappe de peu à l’explosion d’une bombe dans une librairie, elle assiste à “l’exécution” de Nadia et Anne, deux jeunes filles (la vingtaine à peine), accusées à tort ou à raison (on ne le sait pas vraiment) de collaboration avec l’ennemi. Nora raconte aussi les itératives perquisitions nocturnes dans leur appartement à Constantine, par des soldats français ; la participation de sa mère à la confection des uniformes destinés aux moudjahidine durant les vacances d’été dans la maison familiale à Cherchell. Nora a connu de près la guerre de libération qui lui a pris des cousins, des oncles…

Elle l’aborde avec spontanéité comme une fatalité utile, sans passion exagérée, sans aucune répugnance. Au-delà de son propre vécu, l’auteure introduit, entre des chapitres soigneusement choisis, des intercalaires dans lesquels sont mis des témoignages sur des hommes et des femmes qui ont sacrifié leur vie à l’indépendance de l’Algérie. Ce sont principalement des anonymes auxquels Nora Sari a redonné un nom, une histoire, un destin tragique oubliés de la mémoire collective. L’évocation de Zoulikha Oudaï, la femme sans sépulture, est particulièrement poignante. La jeune femme, dont le mari est monté au maquis, a été désignée responsable politico-militaire à Cherchell. Elle accomplit les missions qui lui sont conférées avec courage et rigueur, jusqu’à ce qu’elle soit débusquée. Arrêtée en 1958, elle est torturée puis exécutée.

Le va-et vient entre le monde de Nora à 10, 12, 14 ans… et la vie de moudjahidine, qu’elle n’a pas connus pour la plupart, se fait sans heurts. L’écrivaine surfe entre deux dimensions parallèles, pourtant contemporaines. Elle esquisse des portraits touchants de gens du voisinage, de ses amis de collège puis du lycée. Des personnages attendrissants sont découverts au gré d’un chapitre. Souvent, on ne les retrouve plus dans la suite du récit. Ils disparaissent du roman dès qu’ils sortent de la vie de l’adolescente. L’histoire de Fanny, sa camarade de classe, est particulièrement bouleversante. L’auteure la raconte par la bouche de la Cosette de Constantine, qui confie le martyre qu’elle subit, durant une année passée chez ses tantes paternelles.

“Pliée en deux, mes cheveux raides tombant sur mes yeux, chaque mèche subissant un goutte-à-goutte de suée qui, parfois, glissait dans mes yeux et me brûlait au plus haut point, j’ahanais, visage contre le sol, pour absorber toutes les eaux infiltrées par les rainures entre les carreaux. Mes mains étaient rouge sang par le contact rugueux de la toile de jute, et constatant mes mèches rebelles humides et collées à mon visage, la matrone alla chercher des épingles à cheveux qu’elle m’enfonça rageusement dans le crâne de part et d’autre de la tête, alors que son visage érubescent trahissait sa colère contenue. Je gardais longtemps la brûlure de ces lignes gaminées sur mon cuir chevelu…” (extraits des petites confidences de Fanny à Nora). La nouvelle Bêba renouvelle sa garde-robe démontre l’ingéniosité des femmes à inciter l’homme fort de la famille à changer ses habitudes vestimentaires sans donner l’impression de céder à un quelconque chantage ou injonction. La ruse féminine conjuguée au quadruple (la maréchale, les deux sœurs et l’épouse) va amener subtilement Mohamed Sari à abandonner son seroual à plis traditionnel et sa chéchia stamboulie pour s’habiller enfin à la mode occidentale de l’époque.

Les femmes de la famille le soustrayaient ainsi aux rafles quasi quotidiennes qu’il a endurées durant les deux premières années de la guerre. M. Sari abandonne à contrecœur, pour ne pas entretenir inutilement les angoisses de sa mère chaque fois qu’il tardait dans un commissariat, l’habit traditionnel qu’il portait comme le triomphe de son arabité.

Le roman s’achève en apothéose sur la liesse populaire fêtant l’indépendance du pays, le 5 juillet 1962. Nora Sari emprunte subtilement le champ lexical dans le texte de la Marseillaise. Ainsi la France est cantonnée dans son statut de colonisateur alors qu’elle glorifie, paradoxalement dans son hymne national, le patriotisme de la révolution de 1789-1799. Au salon Maghreb des livres, tenu à Paris au printemps dernier, le roman Constantine, l’exil et la guerre s’est classé premier en nombre d’exemplaires vendus.