Comment la danse permet de survivre à l’horreur de la guerre

Comment la danse permet de survivre à l’horreur de la guerre

« Comment la danse me permet de survivre à l’horreur de la guerre »Dansez, sinon nous sommes perdus » Pina Baush.

Le 28 Août 1997, un terrible massacre frappe la localité de Raïs, à 20 kms au sud d’Alger, faisant près de 300 morts et 200 blessés. Ce fut l’un des massacres les plus horribles perpétrés durant les dix ans de guerre contre le terrorisme en Algérie. Ce fut mon premier choc, le premier d’une longue série.

Des terroristes du GIA, le grand père de Daesh, se sont acharnés durant plus de cinq heures sur des enfants, des femmes et des vieillards sans défense dans ce village isolé. A coup de haches et de sabres. Envoyé par RTL, j’arrive sur les lieux et découvre un village fantomatique.

J’enjambe les cadavres par dizaines, encore chauds, gisant dans des flaques de sang. Une odeur âpre de mort restera dans ma gorge. Ma mission était d’aller à la rencontre de survivants; surtout les femmes miraculées de cette nuit atroce. A la vue de mon magnéto, elles comprennent que je suis journaliste. Elles ont envie de témoigner et me saisissent le bras en criant leur rage et leur terreur dans cette nuit ténébreuse. Elles me demandent d’entrer dans leur maison calcinée, elles craignent les snippers.

Je rentre à l’hôtel, traumatisé par ce que j’ai vu, entendu, senti. La nausée me tient depuis des heures. C’est dans ce moment de tension que je croise au détour d’une ruelle sombre d’Alger, une bande de jeunes, sapés comme des princes. Il est 22h, le couvre-feu est en vigueur depuis 19h, plus un chat dans les rues. Seuls les tirs incessants résonnent dans la nuit noire.

Les quatre jeunes tentent désespérément de faire démarrer une vieille 4L; elle doit les amener à 25 kms de là, au Millénium, la seule et unique boîte de nuit ouverte pendant le couvre-feu, dans une Algérie à feu et à sang. Perdue dans la campagne elle ressemble étrangement à La Mare au Diable de mon enfance. Ils sont venus vivre ce qui peut être la dernière nuit de leur vie. Ici, tout le monde semble s’aimer, l’ambiance est résolument chaleureuse, on passe des larmes de douleur aux larmes de joie en une fraction de seconde. J’y ai vécu une des fêtes les plus poignantes de ma vie.

C’est là que j’ai vu pour la première fois ce que je retrouverai souvent plus tard. C’est là que j’ai appris que la fête et la danse sont pulsions de vie, énergie vitale partagée avec les autres, fusion dans le groupe. La danse exorcise les peurs et les frustrations. Dans les pays en guerre, elle est souvent vécue comme la « dernière fête ». Elle suscite des émotions contradictoires en nous emportant toujours vers un ailleurs. Quand la guerre est là, des centaines de personnes, à la recherche de la vie, dansent, dansent, parfois jusqu’à la transe.

Je ne suis pas le premier journaliste à avoir vécu ces scènes. Peut-être m’ont elles marquées plus que d’autres, moi qui suis né dans la violence des « no go zone » des quartiers nord de Marseille dans les années 80. Ma mère y faisait vivre un « café solidaire », un verre de trop et les tables et les chaises volaient. Pour échapper à la vue des clients trop imbibés, des éclats de verre sur le sol et souvent des visages couverts de sang, j’ai fui dès que je l’ai pu vers une boite de nuit perdue au milieu des champs de blé, La Mare au Diable, mon Millénium d’enfant.

Je voulais devenir journaliste de mode, rendre compte des spectacles, vivre de culture et par dessus tout danser. Ma passion. Mais au sortir de l’école de journalisme, en 1994, mon baptême du feu a été la couverture du détournement de l’avion d’Air France par les terroristes du GIA à Marseille. Les dés en étaient jetés, je ne couvrirai pas les spectacles de danse. J’irai, le plus souvent avec une caméra cachée, parfois déguisé, remonter la piste des groupes armés, suivre la trace d’odieux proxénètes de la mafia albanaise, couvrir la guerre en Irak avant et après l’invasion américaine de 2004, rencontrer les talibans afghans pour qu’ils me révèlent les secrets du marché de l’héroïne…

De tout cela j’ai fait des reportages. Mais plus que ces reportages, j’ai ramené des souvenirs. Ceux des hommes et des femmes qui dansent pour oublier la terreur.

« Danser, c’est comme parler en silence. C’est dire plein de choses sans dire un mot », Yuri Buenaventura

Peut-être en ferais-je prochainement une série documentaire produite par la compagnie Taxi Brousse. Mon souhait: révéler comment de Damas à Kaboul, de Téhéran aux favelas de Rio, de Bagdad à Bogota, les gens font la fête pour oublier la mort. Entre immersion et expériences, cette série nous plonge dans des univers hors norme, souvent infréquentables, mais où la fête est reine. Montrer qu’il y a aussi la fête au cœur des conflits, pour dévoiler un autre visage de ces zones stigmatisées, pour prouver qu’il y a partout des lueurs d’humanité.

« Danser, c’est s’interroger, aller au plus profond de soi ». Marie-Claude Pietragalla.

Karim Baïla est lauréat du Prix Falcone pour la Démocratie (2013), Sélectionné au Prix Bayeux des correspondants de guerre (2012), Prix international du grand reportage « Anna Polikovcaia » (décembre 2009), Prix International du reportage méditerranéen. Palerme (2004)