Farouk Ksentini «Il faut criminaliser le harcèlement sexuel»

Farouk Ksentini «Il faut criminaliser le harcèlement sexuel»

121-ksentini.jpgNous avons rencontré maître Farouk Ksentini à Blida et il a bien voulu se prêter au jeu des questions-réponses sur un sujet tabou qu’est le harcèlement sexuel des femmes.

Le Soir d’Algérie :Parlez-nous du harcèlement sexuel contre les femmes, est-ce un phénomène répandu ?

Me Farouk Ksentini : Absolument ! C’est un phénomène qui ne cesse de s’amplifier. Mais pour une raison ou une autre, les femmes hésitent à ester en justice leurs harceleurs. J’ai eu à traiter des cas extrêmement difficiles. Le sujet reste très délicat car nos lois sont très douces à cet effet. C’est une bataille judiciaire éreintante et souvent humiliante pour les victimes qui ont le courage d’aller aux tribunaux. Quant à l’issue, elle n’est pas toujours garantie. Les victimes peuvent être renvoyées dos à dos avec leur mal.

Justement, avez-vous eu à défendre des cas où les harceleurs ont eu gain de cause ?

Oui, actuellement à Blida, une dame qui travaille à l’OPGI mène un combat courageux et hardi. Elle a poursuivi en justice son supérieur qui la harcelait ; malheureusement, il a eu la relaxe et elle, une mise à pied ! C’est dire cette situation des plus rocambolesques où la victime devient la cible à abattre quand elle ose se défendre. Je suis outré de voir que des lois sur un comportement aussi honteux et grave soient désinvoltes et légères. Si je fais le parallèle entre la loi sur le racolage sur la voie publique et le harcèlement sexuel, on constate que la première est plus sévère que la seconde. L’article 347 de ladite loi stipule : «Est puni d’un emprisonnement de six mois à deux ans et d’une amende de 1000 DA à 20 000 DA qui quiconque par geste, parole ou écrit, ou pour tout autre moyen, procède publiquement du racolage de l’un ou de l’autre sexe en vue de les provoquer à la débauche .» Vous voyez que la peine maximum est de deux ans alors que pour le harcèlement sexuel elle est de 1 an. J’estime que le harcèlement sexuel est beaucoup plus grave. C’est un abus de pouvoir. Il est pratiqué par la hiérarchie en milieu professionnel et la femme étant dans une situation de fragilité, elle est exposée au harcèlement sexuel quotidiennement. C’est moralement éprouvant et douloureux et quand il est récurrent, il peut mener à la dépression nerveuse.

Que faut-il faire pour empêcher que les femmes soient exposées ou pour au moins juguler ce phénomène ?

Il est impératif que les peines concernant le harcèlement sexuel soient revues à la hausse. La loi dans ce sens doit être révisée plus sérieusement. J’irai plus loin, il faut criminaliser le harcèlement sexuel. Dans le cas d’un racolage, la victime a la possibilité de détaler ou de prendre le bus et de s’en aller mais dans le cadre d’une entreprise privée ou une institution de l’Etat, quand elle est confinée dans un bureau, elle est à la merci de son responsable qui va réitérer ses avances matin et soir. Il y a dans ce cas un rapport de force et elle n’a aucun moyen de se défendre et il si elle se plaint, elle se heurte soit à l’indifférence soit à la suspicion.

Avez-vous eu à défendre beaucoup de victimes de harcèlement sexuel ?

Disons un nombre assez important, mais il faut savoir que toutes n’arrivent pas toujours devant les tribunaux. Il arrive que des femmes baissent les bras sous la pression. En dernier recours, elles font appel aux médias mais cela peut être à l’origine de plus de problèmes. Je reviens au cas de la dame de Blida. Elle a pris son courage à deux mains en déposant plainte mais la direction de l’OPGI au lieu de la protéger a fait le contraire en lui infligeant une mise à pied. C’est un non-sens. Quand j’ai plaidé cette affaire, j’ai rappelé au passage que c’est quand même malheureux qu’au moment où le président de la République prône la promotion de la femme dans le travail et dans les institutions éligibles et de renforcer sa position sociale, des femmes sont traitées avec mépris et condescendance.

Vous avez dit que beaucoup de femmes hésitent à porter plainte, pourquoi ?

Les femmes ont peur de porter plainte, je dirais même qu’elles sont terrorisées, elles ont peur de ne pas être crues, de subir des représailles et de passer pour des provocatrices. En plus dans ces cas, à moins d’avoir des témoignages solides, il est difficile de présenter des preuves, les enregistrements, films et photographies ne sont pas valables légalement, car l’avocat de l’accusé peut toujours rétorquer que c’est un montage. Il faut dire que leur parole n’a aucune valeur. On leur fait subir des humiliations et le responsable qui est accusé s’en sort très bien en toute impunité. La victime aura engagé sa réputation, s’est donné en spectacle devant l’instance judiciaire. La dame de l’OPGI est un cas vivant et récent, elle a plus de cinquante ans et n’a rien d’une pin-up, elle ne demande qu’à travailler. Le responsable qui est accusé dans cette affaire a dit qu’elle l’avait provoqué. Il se prend pour Georges Clooney ! Tous les responsables coupables de harcèlement sexuel sortent le même argument, ils attirent les femmes dans leurs rets et une fois leur méfait accompli, ils disent que ce sont elles qui les ont provoqués. Il faut que ces responsables servent d’exemple. Je connais beaucoup de directeurs et même des ministres qui ont épousé leurs secrétaires alors qu’ils sont déjà mariés. Cela entre dans le même état d’esprit et la même démarche que le harcèlement sexuel. C’est lamentable, j’estime qu’il n’y a rien de glorieux à se marier avec sa secrétaire quand on est déjà marié car il y a un rapport de force et d’argent.

Est-ce que vous ne pensez pas que cela fait partie de notre culture qui fait que la femme doit être soumise et obéissante et que notre religion autorise la polygamie, à l’origine d’amalgames et de dépassements ?

C’est tout à fait vrai ! En plus nous avons une société sexiste et anti-féminine. Même notre langage populaire est bourré d’expressions et de mots méprisants envers les femmes. Vous savez, les Occidentaux se moquent de nous et nous traitent d’arriérés car nous avons fait de notre deuxième moitié un être inferieur. Je vais vous parler franchement. Je fais partie de cette société, je connais mes compatriotes et je sais de quoi ils sont capables quand il s’agit de sexe. Ils peuvent commettre toutes les outrances pour accomplir leurs méfaits. Une société avec une culture et une mentalité pareilles ne peut pas évoluer. C’est pour cela qu’il faut protéger les femmes et garantir leur intégrité physique et morale. Vous dites que la femme qui porte plainte pour harcèlement sexuel n’est pas crue et est traitée de provocatrice, c’est clair que c’est l’éternel image de la tentatrice. Il y a eu plusieurs cas comme celui des employées de la Banque d’Algérie ou encore l’employée du ministère de la Culture mais la justice doit bannir les préjugés et être impartiale… Quoi qu’elle fasse, on culpabilise la victime à tous les coups. On va imaginer tous les scénarios qui prouvent sa culpabilité. Si elle est coquette, on va supposer qu’elle cherche à séduire, on va se demander pourquoi elle s’est coiffée, pourquoi elle porte tel vêtement, pourquoi elle s’est habillée légèrement. Si elle porte une mini-jupe alors là elle devient une criminelle. Et même si elle porte le hidjab, on y trouvera tout aussi à redire. C’est juste hypocrite, on cherche des prétextes pour condamner les femmes mais on ne plaint jamais les hommes qui les harcèlent, on trouve presque normal qu’ils obéissent à leurs pulsions sexuelles comme des animaux et qu’ils se comportent comme tels. Pour ce qui est de la justice, elle a une attitude très passive dans ce genre d’affaires, c’est pour cela qu’il faut revoir la question du harcèlement sexuel de fond en comble et punir sévèrement les responsables qui s’adonnent à ce genre de comportements.

Selon votre expérience, quel est le statut personnel des hommes qui s’adonnent au harcèlement sexuel. Sont-ils des hommes mariés ou des célibataires ?

Vu les postes de responsabilité qu’ils occupent ainsi que leur âge, ce sont généralement des hommes mariés qui cherchent par ce moyen à avoir des relations extraconjugales. C’est plus facile quand c’est sur le lieu du travail. Il peut avoir sa victime à sa merci. Ces gens-là savent prendre leurs précautions de façon à ne pas se faire attraper. Ils ne s’embarrassent pas de témoins et donnent souvent l’image de responsables sérieux, voire sévères, mais en privé, ils changent totalement d’attitude envers leurs victimes à qui ils font semblant de ne pas s’intéresser. Il se peut que dans une entreprise, le même responsable jette son dévolu sur plusieurs employées. Ce sont des délinquants sexuels qui peuvent aller très loin dans leurs fantasmes. Souvent, il n’y a pas loin du harcèlement sexuel au viol et parfois au consentement. La femme finit par céder par lassitude. Elle se soumet malgré elle car elle est éminemment fragilisée et affaiblie dans cette situation. Il faut savoir que le harcèlement sexuel n’est pas une histoire d’amour, c’est une histoire de pouvoir.

Et en ce qui est des femmes ?

Le plus étonnant dans ces affaires, c’est qu’il n’y a pas de profil bien spécifique, les victimes peuvent être jeunes, d’âge mûr, belles ou moins belles, veuves, divorcées, célibataires, ou mariées. En hidjab ou sans. Comme elles peuvent être de niveau d’instruction différent. Vous savez même une femme de ménage n’est pas à l’abri des assauts. Comme je vous le disais, c’est un abus de pouvoir. Néanmoins, les femmes instruites qui trouvent un soutien auprès de leurs familles et de leurs proches se défendent mieux, mais cela reste une bataille ardue et difficile. Les affaires de mœurs sont délicates et traumatisantes, on n’en sort jamais indemne.

Que faut-il faire ?

Il y a un travail préventif à accomplir, des campagnes de sensibilisation et des actions pédagogiques à entreprendre. Il faut dissuader les responsables et prévenir ce genre de comportement car il est aussi déshonorant pour celui qui s’y livre que pour la société en elle-même. Réduire une femme qui vient travailler pour des raisons familiales ou personnelles à un objet sexuel est scandaleux. Mais c’est là où intervient le rôle des associations. Une femme ne doit jamais aller seule devant une juridiction. La réforme engagée en matière d’agrément des associations est extrêmement importante pour le futur. Une victime du harcèlement sexuel est isolée car elle se bat non seulement contre son responsable mais contre l’institution qui l’emploie. Les responsables sont généralement bien épaulés et ont des appuis hauts placés. Le combat est inéquitable. C’est celui du fort contre le faible. En Europe, les femmes, qu’elles fassent l’objet de violence ou de harcèlement sexuel, sont protégées par des lois strictes et des associations qui les prennent en charge psychologiquement, administrativement, matériellement et judiciairement.

Justement en parlant de réformes, celles du code de la famille n’est pas à l’ordre du jour. Beaucoup de femmes estiment que le mal vient de ce texte qui maintient la femme dans cette situation d’un être inferieur et la livre à tous les abus alors que la Constitution est très claire à ce sujet. Pourquoi le président de la République ne tranche pas dans le vif, le président Bourguiba l’a bien fait pour les Tunisiennes en 1956 ?

Le Président Bouteflika a imposé l’ordonnance portant code de la famille en 2005, il a imposé récemment un quota de postes politiques pour les femmes. Il y a certes des insuffisances, mais je ne doute pas de sa volonté d’aller vers la parité et l’égalité des droits.

Portrait d’un harceleur sexuel

Séducteur ou délinquant ?

Un harceleur sexuel est-il un séducteur ou un délinquant ? Le fil est très ténu entre les deux. Il peut être un véritable Casanova, mais sans les sentiments et le romantisme dont use ce personnage légendaire et qui, dit-on, se trouvent dans l’âme de chaque homme qui rêve du grand amour. Seulement, quand Casanova part à la conquête, la beauté et l’intelligence sont sur son terrain de chasse, tandis que le harceleur sexuel puise ses ruses dans un autre registre. Il ne dira jamais «je t’aime» à celle qui tombe dans ses rets, car il n’est pas intéressé par l’amour mais uniquement par le sexe. selon Me Ksentini, qui a eu à défendre des victimes, un responsable qui s’adonne au harcèlement sexuel sur ses subordonnées est souvent marié, donne l’image d’un homme sérieux, un père modèle et un mari affectueux. C’est le Dr Jekyll et M. Hyde. Selon des témoignages de victimes, le harceleur sexuel prend beaucoup de précautions pour ne pas être démasqué. Devant les autres, il ne montre aucun signe d’intérêt pour sa victime, il peut même l’ignorer et jouer à l’indifférent. Il porte un masque. En privé, il se débrouillera toujours pour se retrouver seul avec sa victime qu’il va tarabuster et acculer à chaque entrevue. Son regard est langoureux et sa parole mielleuse. Ses gestes sont déplacés et ses mains baladeuses. Il lui fera des allusions grivoises et des avances franches. Il ira droit au but. Ses propositions sont pour le moins indécentes mais sans équivoque. Il veut une relation sexuelle. Le calvaire commence alors pour la victime. Au début, relate une victime, le responsable est gentil, prévenant et attentionné, ensuite, il devient offensif et fait des promesse de promotion pour soi-disant booster la carrière de la victime. Il peut même lui proposer son aide à titre privé en faisant attention à ne pas éveiller les soupçons des autres employés, et comme l’a relevé Me Ksentini, «le harceleur sexuel est très précautionneux». Si la victime succombe sous la pression, une fois qu’il assouvira ses fantasmes, il l’abandonnera pour passer à une autre et ainsi de suite. Mais si elle décide de résister, elle va souffrir le martyre. Ne tolérant pas le refus, il deviendra dur et exécrable. Il va passer au harcèlement psychologique. Il va la critiquer en public, dévaloriser son travail et l’humilier. Il trouvera des prétextes pour la pousser vers la porte de sortie. Il va doubler d’ingéniosité pour lui rendre la vie insupportable et usera de l’arsenal administratif mis légalement à sa disposition.En trois tours deux mouvements, elle se retrouvera en conseil de discipline, subira des ponctions sur salaire, surcharge de travail, mise à pied et la liste est longue. Quand elle osera franchir le Rubicond en portant plainte, sa cause sera perdue car notre société, pour qui la femme est toujours coupable, ne la croira pas et le harceleur sexuel s’en tirera à bon compte grâce à une justice qui a habitué les citoyens à ne pas trop croire en elle. Après tout, il pourra toujours dire «c’est elle qui m’a provoqué.» «Mais… juste une question, à quel moment a-t-elle eu le pouvoir ?»